Si tu n’as pas de talent, </p>tu finiras dans un groupe de rock

Si tu n’as pas de talent,

tu finiras dans un groupe de rock

Whiplash de Damien Chazelle (2014) avec Miles Teller (Andrew Neiman) et J. K. Simmons (Terence Fletcher)

Trop lent. Trop rapide. Non non, encore trop lent. Pfff… toujours trop rapide. Andrew, jeune batteur de jazz dans un conservatoire prestigieux de New York, cherche inlassablement à trouver le bon tempo pour son maestro, le tyrannique Terence Fletcher. Andrew rêve de devenir le nouveau Buddy Rich. Fletcher se voit en accoucheur de génie. Le prologue de Whiplash sert de principe à cette relation dialectique entre maître et disciple. Porte ouverte : Fletcher donne des consignes à son futur élève, l’encourage, le flatte. Porte fermée : le professeur se montre volontiers méprisant, injurieux, absent. Dilettantes ou velléitaires, passez votre chemin. Sur un mur de la chambre d’Andrew, cette phrase : “if you have no talent, you’ll wind up in a rock band”.

Avec ses lumières tamisées, ses tonalités cuivrées, chaudes et nocturnes, la photographie soignée du film de Damien Chazelle rappelle les teintes qu’affectionne David Fincher. Mais un autre rapprochement est possible. Whiplash assume un parti pris masculiniste, qui fut reproché à l’auteur de The Social Network. Fincher se défendit en renvoyant la balle à son scénariste Aaron Sorkin, lequel se justifia en prétendant se limiter à la description d’un milieu par essence misogyne…

La dimension viriliste de Whiplash est multiple. Pour Andrew, le maestro Fletcher joue aussi un rôle de père de substitution, figure autoritaire aussi respectée que crainte, tandis que son père réel n’apparaît que comme ce vieux copain, un peu boulet, qu’on traîne au cinéma et dont la qualité d’écoute est paradoxalement horripilante. Dans la famille biologique d’Andrew, la place du mâle Alpha est à prendre. Son apprentissage musical avec Fletcher le transforme au point qu’il se permet de minorer les exploits sportifs ou les engagements associatifs de ses cousins, pour extrapoler ses propres prouesses. La liaison avec sa petite amie est un fatal dommage collatéral des objectifs artistiques d’Andrew. Sans ambition, sans vocation, cette pauvre fille n’est qu’un divertissement dans la difficile voie vers la grandeur. Conséquence ? Elle dégage. De son côté, Fletcher, dont on ne connaît pas de vie sentimentale passée ou présente, saque une jeune femme qui, en trois notes de trompette, confirme son jugement lapidaire et a priori : aucun talent, sois belle et fous le camp. La discipline de caserne qui règne dans les cours de Fletcher, réincarnation du tyrannique sergent de Full Metal Jacket dans un conservatoire de jazz, passe évidemment par les injures sexuelles. Les médiocres ? Des pédés, forcément. L’avatar de « Baleine » qui, dans le film de Kubrick, retourne son arme contre lui et son instructeur ? Ejecté de Whiplash comme une vulgaire panouille. Andrew et Fletcher, deux hommes, deux « vrais ».

Full Metal Jacket

A deux occasions, Andrew échoue à tuer le maître. Dans une pulsion d’agressivité, poussé dans ses retranchements, traumatisé par un accident, il finira par sauter à la gorge de son prof, sans conséquence physique pour ce dernier. Il réussira cependant à lui nuire professionnellement, en assurant le témoignage anonyme complémentaire conduisant au licenciement de Fletcher, soupçonné d’avoir poussé au suicide un autre de ses élèves-disciples. Mais Andrew se doute que ce n’est pas seulement en renversant la position de domination qu’il se libérera de cette relation toxique.

La vraie manière de dépasser le maître, c’est d’en devenir l’égal. Pour Fletcher, l’excellence ne procède ni de la grâce, ni de l’inspiration. Elle découle d’une absolue maîtrise de l’instrument. Ce qui ne peut s’obtenir que par un travail acharné et une discipline de fer. L’enseignement élitiste de Fletcher s’adosse à un mythe fondateur : il raconte que Charlie Parker, jeune musicien réputé génial, aurait tant accablé Jo Jones dans un set, que ce dernier lui aurait lancé une cymbale à travers la figure, manquant de peu de le décapiter. Disparu pendant un an et s’entraînant d’arrache-pied pour laver l’affront, Charlie Parker finira par réapparaître, en faisant montre d’une maîtrise époustouflante et incontestable. Voilà comment « Bird » prit son envol.

Whiplash_Charlie-Parker

Charlie « Bird » Parker

Sous la conduite des principes sadiques de Fletcher, Andrew poursuit ses exercices masochistes, jusqu’à saigner sur la batterie. Dans cette conception janséniste de l’excellence artistique, il n’y a évidemment guère de place pour le partage. Quant au plaisir, lui, il ne viendra couronner tardivement les multiples efforts d’Andrew que dans un ultime et fugace instant, terme d’une éprouvante confrontation au cours de laquelle maître et disciple communient enfin, réunis et souriants, dans un silence élitiste. To the happy few.

On peut ne pas croire à cette légende colportée par Fletcher de la transmutation d’un banal Charlie Parker en un « Bird » hors du commun par la seule ascèse, la pratique compulsive et obstinée de son instrument. Et si Charlie Parker n’était pas déjà l’étourdissant « Bird », au moment où Jo Jones piqua sa colère, déconcerté par ses prouesses inouïes ? Et si l’on ne pouvait détacher la grandeur de « Bird » des excès de sa vie, de sa démesure et de son indiscipline, lui qui mourut héroïnomane à 34 ans ? Les moines soldats obsessionnels formés par Fletcher ressemblent à de terrifiants singes savants.

En voyant Whiplash, on en vient immanquablement à s’interroger sur cette célébration à la fois ambiguë et unilatérale de la méthode Fletcher, qui use du harcèlement moral et du chantage émotionnel, la fin justifiant les moyens. A comparer avec cette pédagogie concurrente et plus humaine, vue dans le Treme de David Simons. Dans cette série, le personnage d’Antoine Batiste, joueur de trombone à la fortune diverse, écumant les parades et les bars d’une Nouvelle-Orléans post-Katrina, finit par trouver un « job job » en qualité d’éducateur musical dans une école de quartier. A l’inverse de Fletcher, Batiste est patient, compréhensif et jovial. Treme n’est certes pas une négation de la violence. Mais les forces de dissolution demeurent extérieures au sanctuaire qu’incarne la relation pédagogique : la talentueuse trompettiste que Batiste révèle à elle-même finira tragiquement tuée d’une balle perdue. Dans Whiplash, la violence sociale est abstraite et intériorisée dans une relation sadomasochiste, empreinte d’agressivité et de ressentiment.

Néanmoins, aiguillé par son mentor pervers, le courage et l’abnégation jusqu’au-boutiste dont fait preuve Andrew dans son douloureux chemin vers un éphémère triomphe, emporte l’adhésion. Le spectateur se mue en supporter. Il encourage ce Rocky Balboa de la batterie qui sue, qui saigne, qui se résigne, qui ne renonce pas, qui défie, qui s’élève. Au final, il se réjouit de sa réussite ambivalente. Damien Chazelle a le talent de nous irriter et de nous rendre maniaque, en montant ses plans au rythme de l’autoritarisme de Fletcher ou des souffrances d’Andrew, en axant son découpage selon les complexes syncopes du « Whiplash » de Hank Levy ou des méandres du « Caravan » popularisé par Duke Ellington. Son film montre que le jazz cérébral, même intellectualisé à l’extrême, ne parvient à une authentique intensité que par la dimension physique du jeu. Le musicien se doit d’être maître de lui-même, de son instrument et du temps. C’est par son corps qu’il apporte justesse, sensibilité et singularité à toute interprétation. En dépit ou à cause de son cheminement chaotique, le jazz organique que Whiplash propose, jusqu’à sa conclusion euphorique, est un ravissement.

Au cours du dernier solo virtuose et inspiré exécuté par Andrew, Fletcher repositionne délicatement les cymbales que son élève batteur en transe a fait chuter, validant symboliquement par ce geste l’accession de son disciple au statut de génie – et de lui-même, en géniteur du génie. A la morale ambigüe qu’on pourrait facilement en tirer, on préférera garder vivace la vision de cette performance comme une sorte de propagande par le fait contre l’esthétique désormais dominante de « l’opérateur de son » sans affect, musicien désincarné, aussi chaleureux qu’un médecin anesthésiste dans une clinique à Düsseldorf. Humains, après tout.

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