Ultrasons de Recife

Ultrasons de Recife

« Un soap opéra filmé par David Cronenberg ».

Voilà comment Kleber Mendonça Filho fait le pitch de son film Les Bruits de Recife.

Cette nuit, le chien du voisin aboie. Comme la nuit dernière. Comme la nuit d’avant. Il m’empêche de dormir. Il m’empoisonne la nuit. Je vais lui empoisonner la vie. Le lendemain, allongé au soleil, le chien du voisin est-il mort ? Non. Il halète. Il respire encore. Je le vois grâce aux jumelles que j’ai empruntées aux petits. Et finalement, il continuera d’aboyer… A fond la musique pour couvrir ses sales cris ? Ou installer une boite un peu spéciale pour le faire souffrir à distance ? Les bruits de Recife, cinéma à ultrasons. Le son, comme signe du danger. Ou plus précisément : comme fantasme du danger. Agression du sound-system. Ballon qui rebondit contre un mur. Crissement d’une clef pour petite vengeance incivile sur le capot de l’Audi d’une vieille bourgeoise méprisante. Pétards qui claquent comme des coups de feu. Les Bruits de Recife sont les murmures invisibles (hors champs) du sentiment d’insécurité. Qui n’a rien d’inouï.

La communauté filmée n’est pas la zona, une gated community qui afficherait une vaine volonté d’apartheid spatial. Mais l’espace (du champ) est pourtant bien strié de partout : fenêtres fermées, grilles, barres, murs. Ces appartements, ces couloirs et cette rue figurent une lutte spatiale des classes où s’activent les portiers, les gouvernantes, les livreurs, les postiers, les gardiens, les profs particuliers, toute une société de l’ombre du service domestique salarié. Et dans l’ombre de ces ombres, d’autres presque-invisibles traversent l’entrebâillement d’une porte, sautent sur un toit ou se planquent dans un arbre. Si le cadre semble divisé, les objets ont des propriétés (et propriétaires) multiples : notre ménagère de moins de cinquante ans, désespérée par la pollution sonore canine, se montre particulièrement inventive ou retorse avec son aspirateur, une télévision ou la machine à laver. Le canapé dans lequel s’éveille le jeune héritier avec la belle fille triste rencontrée la veille accueille aussi bien les rêvasseries des petites filles de sa bonne, ou la sieste semi-récupératrice du père de celles-ci après une nuit creuse à tenir la caisse du supermarché du coin. Dans la rue il y a des accidents de voitures, un Argentin perdu, une élégante en robe de soirée qui vomit son dîner. Les délinquants sont-ils des enfants perdus des favelas ? Qui a volé l’autoradio de la Fiat ?

Le petit opéra des Bruits de Recife est empli de surprises, fausses pistes, ellipses qui font cligner les yeux d’approbation. Une parmi mille autres : la nouvelle maîtresse de notre jeune héritier se penche au balcon et lit un message adressé à une servante, écrit à la craie sur l’asphalte par un amoureux éperdu. Elle dit quelque chose comme : « quelqu’un est malheureux en amour dans cet immeuble ». Il faudra attendre un peu pour comprendre le double-fond du commentaire. C’est aussi par de subtils glissements à la lisière de l’onirique que le film intensifie ponctuellement cette sensation de frayeur que partout ailleurs la mise en scène diffuse en sonorama : vision angoissante de la fille de la mère cynophobe d’une invasion nocturne de cambrioleurs sautant sous sa fenêtre dans un flot ininterrompu ; ce vieux beaux plongeant à minuit dans une mer déchaînée sous un panneau comminatoire « attention requins » ; son petit fils et sa maîtresse se purgeant sous une cascade d’eau pure qui se transforme en coulée de sang.

Dans cette communauté de la sousveillance généralisée le fils d’un voisin dévoile à une réunion de copropriétaires un montage de ses vidéos clandestines de leur vieux gardien de nuit fatigué et dépressif, que l’on voit roupiller plutôt qu’exercer ses fonctions. Les surveillés surveillent le surveillant et les bourgeois débattent en mode contradictoire de son licenciement probable. En parallèle s’incruste une nouvelle société de gardiennage (un aigle comme logo) qui profite de la micro-paranoïa virale ambiante avec l’affabilité narquoise de mafieux qui offrent leur « protection ». Le patriarche, véritable maître des lieux, acceptera de les contracter, même si avec son œil de verre l’un de ces curieux prestataires ressemble à un cyclope stupide. On pressent que les mobiles de ces nouveaux gardiens ne sont pas tous angéliques. Voilà bien ma presque unique réserve à ce beau (premier) film, qui cède in extremis à une tentation de bouclage, dispensable vendetta révélant par analogie un vieux fond historique brésilien (pourtant obvie) comme pour élucider le diaporama si joliment énigmatique du prologue. On ne ressentait pas forcément le besoin de voir enfoncer verticalement le clou de la peur incarnée. Car rien n’est plus effrayant qu’une absence d’image. Et la diffusion concrète du bruit sécuritaire, au cœur d’une nuit acousmatique.

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