Caucasian Toast

 

(Il se lance dans un toast à la manière caucasienne, interminable…) 

Je lève mon verre au Caucase !

Je bois à Tbilisi !

L’office du tourisme propose aux visiteurs des non-informations, la grève des sourires, à peine un plan de la ville. Il faut me mériter, petit Français ! Nos cousins caucasiens nous ont consacré un parc européen, au pied du palais présidentiel, qu’un pont bouffi, d’inspiration – déjà surannée – calatravesque, prolonge vers la vieille ville. La nuit, c’est spectacle « sons & lumières ». Mais pour les « grandes eaux » locales on préfère Rondo Veneziano à Lully. Les sureffectifs policiers assurent une surveillance inutile, traînent sur les bancs que projettent de se réserver les jeunes amoureux, passent leur nuit pendus au téléphone portable à maugréer sans doute sur l’ineptie de leur fonction. Mélancolie de la matraque. Dans le regard inoffensif de ces désœuvrés, peut être le trauma bien présent du plan de licenciement massif – décrété par un Saakachvili porté au pouvoir par « la révolution des roses » –  de presque l’intégralité des effectifs policiers, alors aussi corrompus qu’impopulaires (et vice versa). Les commissariats new-look sont désormais transparents comme de vulgaires boutiques de fringues, glasnost au stade du peep-show. Les rues de la vieille ville grimpent, serpentent, se pavent de bonnes intentions inhospitalières à la circulation des véhicules dont tous les post-pompidoliens de la Terre voudraient assurer partout l’hégémonie nuisible. En remontant Rustaveli Street, une affiche attire mon regard : c’est un religieux dont on ne devine que les mains, noir sur fond noir. Promotion d’une exposition de photographies sur Tbilisi, à Tbilisi, dans un ancien cinéma abandonné, dont le souvenir persiste à peine dans la mémoire collective. Ce vieux bâtiment oublié de la fin du XIX° siècle a été réhabilité par les artistes (Vincent Lappartient, photo ; Alexander Maxwell, musique) : parquet neuf, murs ravalés laissant découvrir des cariatides, les muses, ameublement chiné chez les antiquaires, des chandeliers, un confident. Retour en grâce d’un bâtiment. Exposition, d’abord, d’un lieu d’exposition. On déambule à la découverte de photos magnifiquement tirées à grand frais chez Picto, qui dévoilent un souffle de l’âme d’ici : le sens de la fête, cette ferveur religieuse (mais œcuménique), les traces de l’Histoire, une forme de spleen. Les sons capturés lors du reportage – ici un cours de piano, là ces majestueux chants polyphoniques – s’entremêlent dans d’envoûtantes nappes électroniques minimales. Les auteurs m’ont confié que j’étais leur premier visiteur ! Je voulais donc être aussi le premier à vous en parler. A voir à Paris, peut être en mars 2012, probablement dans un célèbre hôtel particulier du III° arrondissement ; à consulter également un petit livre, édité chez Be-Pôles.

Je bois à Erevan !

Mon passage y a été trop fugitif pour que je découvre des sanctuaires inhibant mon irritation spontanée au chaos automobile de ce mini-Caire. La place de la Républiqueet le centre-ville sont pollués par des klaxons-à-tout-faire (doubler, s’engager sur une voie, se garer, saluer, insulter). Un taxi nous conduira à Zvartnots, alors que nous voulions juste aller à Tsitsernakapert ! Mais pour finalement parvenir au site du mémorial dédié aux victimes du génocide arménien de 1915, reliant ainsi ma visite à son objet initial : assister à la représentation in situ de la pièce les descendants de Sedef Ecer (auteure turque), mise en scène par Bruno Freyssinet, créée à Erevan au théâtre Hamizgen, jouée dans six langues (arménien, turc, français, allemand, anglais, italien) par huit comédiens polyglottes qui se donnent la réplique multilingue. Cette pièce est l’aboutissement d’un projet autour de l’idée de réconciliation, associant des artistes et des jeunes originaires de différents pays et elle voyagera d’Arménie en Géorgie, sera présentée aussi à Istanbul, à Berlin, à Paris (à la Cartoucherie, en mai 2012). Il y est question sur plusieurs générations de victimes et de bourreaux, des enfants de ceux-ci et de ceux-là, de l’identité qui se construit dans les tourments de l’Histoire, mais biaisée par l’existence souterraine de secrets familiaux et par leur tardive et traumatisante découverte… La réconciliation, questionnée sans évacuer les différences historiques, linguistiques et culturelles. La réconciliation, comme travail toujours en cours dans la troupe et dans les institutions qu’elle traverse, fatigue et stress n’aidant pas, ces tensions qu’on croyait sublimées, toujours susceptibles d’affleurer à nouveau pour une panne d’éclairage. La réconciliation, si difficile au sein de la division du travail artistique lui-même, entre le staff technique et les comédiens, utopique quête de la récommune… La réconciliation, ou… la conciliation franco-turque… secrètement fantasmée avec l’une des actrices… La réconciliation, nocturne et festive, sur le dancefloor du Calumet, un club à la décoration idoine, car volontairement métisse (amérindienne, indienne, maghrébine, tibétaine, etc.).

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