Trois souvenirs de ma jeunesse
Claude était très fier de son dispositif d’écoute haute-fidélité. Disques compacts, ampli Marantz, enceintes Bang & Olufsen. En ce printemps 1987, le son pouvait enfin être pur, cristallin, « qualité studio ». On avait fréquenté la même école, mais on était alors dans des collèges différents. On se voyait tous les samedis matins. Et tous les samedis matins on se délectait des possibilités technologiques ouvertes par la chaine hi-fi familiale. Et tous les samedis matins on écoutait Sign o’ the Times de Prince.
On s’amusait des nouvelles fonctionnalités permises par la lecture optique. Mode aléatoire, contrôle de la vitesse de défilement avant-arrière, sauts de plage instantanés sur simple pression d’un bouton sur la télécommande. Claude et moi étions devenus accrocs aux intros. Sur Housequake, on coupait et on bouclait au bout de 36 secondes. Dans ce passage Prince chauffe son audience avant de lancer la basse à l’assaut par cette déclaration : « there’s a brand new groove going round ». Parfois, tel un scratch numérique, on s’en tenait juste aux trois premières secondes de la chanson. « Shut up already, damn! », crissement de batterie, repeat. « Shut up already, damn! », repeat. « Shut up already, damn! », repeat. Par goût de l’injure ? Shut up !
Notre pratique compulsive trouvait de jouissifs dérivatifs avec le beat martial et frénétique de It ou le réveil matin au début de Starfish & Coffee. Bien sûr nos sessions d’écoute se complaisaient aussi dans l’exploration des morceaux dans la durée. On s’initiait à la complexité et à la subtilité des arrangements princiers, sans connaissance musicale aucune. C’était notre éducation sentimentale. A cet égard, le choc le plus évident et le plus immédiat fut peut-être The Cross.
Dans l’album, le morceau commence par un petit riff timide, sur lequel se pose la voix de Prince, avec un léger effet d’écho, d’altitude. On imagine que Sheila E. kiffait balancer le premier coup de grosse caisse en concert, en ponctuation au milieu d’une phrase : « If we can just bear … – POUM ! – … the cross – POUM ! – ». La rythmique s’ébranle, roulements de tambours. Puis la guitare lâche la bride, tatatapoum tatatapoum. Au chant, Prince reprend le couplet mais en crissant, de manière plus énergique, presque plaintive. Peu à peu, sa voix se mêle au chœur qui, lui, monte en puissance. La musique finit par s’évanouir dans un silence de cathédrale que viendra finalement trouer, dans un dernier souffle, le chœur : « the crooooooosssssssss ». Cette chanson commence comme un blues, se transforme en marche, devient un hymne, se conclue en gospel. The Cross est un chemin de croix. Le dénuement, la rage, la confiance, la rédemption. Ça parle de ces jours noirs et solitaires, de ces nuits orageuses et désespérées, de la misère matérielle mais aussi de l’espoir du salut par la foi. La croix. La beauté de la chose est que la référence religieuse reste métaphorique. Symbolique, oserais-je dire.
Après la messe, on poussait à fond les possibilités du Marantz sur le rock ancestral de I Could never take the place of your Man. On mimait le solo de guitare. On se lovait dans le long break étiré qui évide le morceau. On kiffait détecter les petits signes annonciateurs de la décharge électrique finale. Et elle venait immanquablement nous délivrer de l’attente. On devait sentir inconsciemment que tous ces moments scandaient un acte sexuel. En enchaînant avec le punk-funk clintonien de U Got The Look (avec en guest Shana Easton) et la teuf surcuivrée de It’s Gonna Be a Beautiful Night, nos samedis matins se transformaient en Saturday nights.
D’où Prince puisait son falsetto, précieusement androgyne, dans If I Was Your Girlfriend ? Pendant longtemps on s’est demandé qui pouvait être cette Joni (Mitchell), auteure de la chanson préférée de la bar-maid dans The Ballad of Dorothy Parker, morceau que Prince pastiche dans une virgule totalement méta et si déroutante pour nous, à l’époque. Mais ce mystérieux dialogue, sexy et frustrant, avec son beat étouffé et ses audaces expérimentales, m’a tenu bonne compagnie toutes ces années. Qui ignore que cette Dorothy Parker est l’une des mères porteuses de D’Angelo, d’Erykah Badu, de Frank Ocean ou d’Anderson .Paak ?
« Samedi prochain, j’aurai le Black Album ! » me disait Claude. Mais comme il ne sortait toujours pas, on réécoutait Sign o’ The Times.
Prince nous a dépucelé.
Je lui dois l’amitié (par la musique). Je lui dois l’amour (de la musique).
* * *
[montage d’une conversation infinie avec Jean-Charles, en présentiel ou en ligne, en duo ou en groupe, depuis le milieu des années 2000]
(…)
– Hey Juan Carlito ! Putain, Michael Jackson est mort. Heureusement, Prince est toujours vivant ! C’est dingue, quand je pense que j’étais à la Bellevilloise, il y a un an, pour le set de DJ Spinna. « Michael Jackson VS Prince« . Histoire d’une rencontre impossible et inévitable à la fois, avec toutes les figures tutélaires, leurs références, les fantômes…
– Ouais, bon, pour moi la parentèle de Prince, c’est plus des types de la trempe de Hendrix, Miles Davis, Charlie Parker. Et Basquiat aussi, hein, pourquoi pas !
– Tu penses à Musicology, à The Rainbow Children ?
– Oui, mais c’est pas seulement un truc musical ou esthétique. Ils partent un peu des mêmes conditions matérielles et raciales. Hendrix, Prince, Parker, à leurs « débuts » si je puis dire, ils étaient tous fauchés comme les blés. Prince y a été très tôt habitué, mais le but a d’abord été de construire son empire onirique de Paisley Park à Minneapolis et d’être un artiste indépendant du point de vue créatif. C’est un business man, mais aussi un homme libre, comme Miles Davis l’a été. Quand on vient de rien on apprend à ne pas se faire emmerder ni entuber. On devient exigeant. Et aujourd’hui, à plus de 50 ans, Prince joue comme un mec libéré. Pour moi, il partage avec ces autres grands musiciens noirs cette sorte de fierté, une forme de noblesse qui n’a d’égale que la prétention artistique, une rage affirmative, un besoin de reconnaissance… « My name is Prince, the one and only ! »
– C’est clair. Tiens, l’autre jour je lisais un long article sur son troisième disque, tu sais, Dirty Mind. C’était en 1980, un putain d’ovni, un rocker noir de Minneapolis ? L’industrie musicale à l’époque, c’était l’apartheid. Les radios noires ne diffusaient que des musiques noires pour le public noir, et c’était pareil chez les blancs. MTV qui commencera en 1981 aura au début une ligne éditoriale ouvertement raciste. Mais les lignes avaient déjà commencé à bouger. Devo est devenu disque d’or parce qu’ils tournaient sur les radios noires, dans le programme de The Electrifying Mojo à Detroit par exemple, la première émission d’ailleurs à passer ce rockeur noir de Minneapolis… En 1980, les transgressions de Prince c’est sa musique, mais c’est aussi l’image ! Putain quand même, sur la pochette, il pose avec une veste, torse nu, foulard, slip, bas noirs et talons !
– Grave ! Tu devrais mater justement ce concert de 1982, dans une salle du New Jersey. Autour de la 24ème minute, Prince joue de sa guitare comme d’un sex toy. OK, ce n’est pas le premier. Mais ce qui est bon, c’est qu’elle est à la fois un phallus, un vagin, les deux !
– Ah ah oui ! Il a posé la « problématique » dès Controversy : « I just can’t believe all the things people say / Controversy / Am I black or white, am I straight or gay? »
– Tu l’as vu en concert ?
– Hélas non !
– Moi trois fois !
– Enfoiré !
– Et pourtant, même avec toutes ces légendes sur les concerts-surprises, les afters shows à 5h du matin, le prix des places pour les concerts « mainstream », c’est pas forcément une histoire de privilégiés. Tiens par exemple, en mai 2015, après son morceau Baltimore en hommage à Freddie Gray et à Michael Brown, tués par la police, il a fait un concert gratuit. No justice no peace ! Et puis à Minneapolis, s’il est rare, il n’est pas inaccessible. Si tu es de Minneapolis, Prince reste ton Prince !
– Attends, justement faut que je te raconte, j’étais à Minneapolis l’été dernier !
– Quoi ?!
– Mais si, tu sais, je rejoignais mes amis de Chifoumi pour l’atelier PierreFeuilleCiseaux#5 : June, Biondina, Mat-La-Prez, Dirty Mat, etc. Le soir même de mon arrivée, je suis embarqué par Anders. On file les deux au concert de ses potes TV on the Radio. Et tu sais où ils jouaient ?!?! A First Avenue, évidemment !!!
– Excellent ! Et alors c’était bien ?
– Très bon ! Et puis il y a eu ce moment super émouvant… Au rappel, TVOTR s’est lancé dans une reprise de… Purple Rain ! Ils ont été rejoints par la chanteuse du groupe de leur première partie pour faire les « ouuh ouuh » !
– Casse-gueule quand même ! Et un peu cliché non ?
– C’est ce que j’ai pensé aussi ! Mais la reprise était cool, lumières violettes, le public chantait, hurlait, une putain de ferveur ! Le truc c’est que comme Anders connaissait Tunde, le frontman de TVOTR, j’ai pu tchatcher avec lui backstage après le show ! Donc je lui ai demandé si ce n’était pas un peu téléphoné de faire cette reprise dans cet endroit. Tunde ne s’est pas démonté : 1/ ce n’est pas si fréquent de reprendre Prince ; 2/ il n’y a pas grand monde pour le faire CHEZ LUI, hein, « hey you know man, we’re in Minneapolis, it’s Prince’s kingdom right here ! » ; 3/ ça ne devait pas être trop mauvais parce que sinon on serait déjà en train de discuter avec ses avocats venus réclamer des royalties !!!
– Ha ha ! Et tes potes alors, pas trop dégoûtés de ne pas être venus au concert ?
– C’est sûr que le lendemain matin, je faisais le fier ! June m’a coincé au p’tit dèj : « Espèce d’enfoiré, mais vas-y raconte, c’était bien ou pas ?! Allez quoi !!! Vas-y, en deux mots ?! » En deux mots … ?! Et ben… PURPLE RAIN !
* * *
Devant la porte close de l’hôtel communautaire, à l’extrême ouest du quartier de Greektown à Detroit, dans cette fraîche fin d’après midi de début octobre, je ne suis pas spécialement rassuré. Le taxi ne connaissait pas cette adresse, que m’avait suggérée Geoff. Il me déconseilla de trainer dans le quartier la nuit, qui tombera bientôt. Pour rentrer, il faut composer un digicode individualisé et périssable, qui m’avait été envoyé par email. Je ne retrouve pas le message. Il pleut. Alors que je cherche comme un con dans mes affaires, la porte s’ouvre. Il y a Emily. Et Taylor.
Cinq heures plus tard, on discute dans la voiture de Taylor. On est allé faire un tour dans un beer garden dans l’est de la ville. Emily a disparu. Par la suite, on a bu des coups chez un couple d’amis de Taylor, qui venait de s’acheter une maison pas trop délabrée, pour moins de 10 000 $. Taylor n’a pas beaucoup dormi ces trois ou quatre derniers jours, mais elle n’a pas envie de rentrer. Moi non plus. On se plait. Joseph, un autre de ses potes, nous propose d’aller chez lui. Il vit dans un appartement à Lafayette Park, ensemble dessiné par Mies van de Rohe en 1959. Sur le chemin, Taylor me raconte une belle histoire. Mais pour la comprendre, il faut passer par une autre histoire. Une histoire gigogne.
C’est une blague qui rebondit sur une trentaine d’années. Dans un sketch de 2004 resté célèbre, David Chapelle met en scène une anecdote qui remonte aux années 80. Charlie Murphy (le frère d’Eddie, lui aussi acteur et humoriste), traine avec ses potes dans une boite de Los Angeles. Prince est là, ils font connaissance. Sa Royale Méchanceté s’ennuie à mourir. Il lance un défi. Un match de basket ! « What about you and your friends, versus me… & The Revolution ?». Charlie Murphy explose de rire. La victoire sera facile ! Et bien non. Prince les explose. « That cat could ball, man !», dira Murphy pour se justifier. A la fin du sketch, le faux Prince, joué par Chapelle, distribue nonchalamment des pancakes à ses malheureux adversaires du soir, cette vulgaire « bande de laquais ». Prince-Chapelle lâche finalement son classique « Bitches ! ». Chute provisoire.
Dix ans après le sketch de Chapelle-Murphy, trente ans après l’anecdote du match de basket, Prince répond. En 2014, il sort le single Breakfast can wait. L’humour, lui aussi, doit se faire désirer ! La pochette du disque est un détournement. Ce n’est pas Prince qui tient une assiette de pancakes. C’est évidemment David Chapelle déguisé en Prince, photo tirée du sketch de 2004. David Chapelle, beau joueur, s’avouera vaincu par ippon de cette lente joute humoristique avec Prince : « What am I going to do — sue him for using a picture of me dressed up like him? … That’s checkmate right there !»
Taylor est musicienne dans une sorte de big band, à Detroit. Avant hier, elle jouait à Minneapolis. Mais pas n’importe où, ni pour n’importe qui. C’était pour une … pyjama party organisée à… Paisley Park, par et pour le maître des lieux ! Plusieurs groupes se succèdent, mais nulle trace de leur hôte. Bien sûr, la hiérophanie finit par se produire. Entre 4 et 6h du matin. Prince donne alors l’un de ces fameux shows nocturnes pour public choisi, chanceux … et en pyjama !
Puis le jour se leva à Paisley Park. Et c’est alors, qu’au moment du petit-déjeuner…
But some say a man ain’t happy unless a man truly dies
Oh why?
Time…(Sign o’ the times)