En commun
Le premier édidocrate venu assimile la démocratie au seul mode de désignation des représentants et à l’extensivité du corps électoral : plus le vote est universel, plus l’élection est démocratique.
Elle n’est pourtant pas l’acte démocratique par excellence, ni pour la désignation des représentants du peuple (les vertus principielles, historiques et institutionnelles du tirage au sort commencent à se faire un chemin dans la nuit), ni pour qualifier la procédure même. La démocratie est une procédure qui transforme la somme des opinions individuelles en décision collective.
Dans douze hommes en colère, Sydney Lumet mettait à l’épreuve l’équivalent américain d’un jury d’assise où le doute et l’intime conviction d’un seul était le moteur d’une fable sur le droit d’expression de la minorité, considération de son point de vue dans un espace de discussion ouvert, métaphore du processus de délibération démocratique. Dans un premier tour de vote, une seule voix s’élevait contre la culpabilité du prévenu alors que l’unanimité est requise pour le condamner à mort. Après quelques heures de discussions intensives, d’échanges argumentés mêlant logique, morale et passion, la décision collective se retournait complètement. Ou, considéré comme un processus : un corps collectif se fomentait dans sa décision unanime. Pour les mêmes individus, le temps de la délibération collective produit toujours des résultats distincts d’un sondage d’opinion, où chacun reste confiné dans l’isoloir de sa conscience individuelle. Dans deux jours, une nuit, les frères Dardenne transposent la problématique de la procédure démocratique sur un terrain social. Deux jours et une nuit, c’est le temps d’un weekend qui sépare deux votes d’un collectif de travail soumis au dilemme suivant : obtenir une prime personnelle ou y renoncer, ce qui permettrait à Sandra, leur collègue, de réintégrer l’équipe (et de toucher son salaire). Auprès du jury constitué par ses collègues – l’octroi d’un nouveau vote entre le vendredi et le lundi suivant est le fruit d’une négociation syndicale opportuniste – Sandra est à la fois victime et avocat de sa cause.
Ce dispositif ne doit pas se lire sous la forme simplifiée du choix entre égoïsme (ma prime) et solidarité (son emploi). Il repose la question de la place (de l’individu) et témoigne, à première vue, d’une érosion, sinon d’une absence d’identité collective. Sandra enjoint à presque chacun de ses interlocuteurs de se mettre à sa place. Mais une telle opération est évidemment littéralement impossible. Chacun revendique la même chose, la considération de (et pour) sa place. La permutation ne peut être que métaphorique, empathique, ou compréhensive. La plupart du temps ce qui prévaut, au final, c’est la condition matérielle individuelle (et celle de la cellule familiale associée). Voter pour Sandra n’implique pas de voter pour l’élaboration d’un idéal (du) commun, ne serait-ce que sous la forme défensive du maintien de l’équipe de travail. Voter pour Sandra signifie lui faire une place. Ce qui implique de rogner sur sa propre place. Jeu à somme nulle avec deux résultats envisageables : soit une grande perdante seule et une majorité de petits gagnants, soit avec grande gagnante seule et une majorité de petits perdants.
Mais si l’élaboration du commun n’est pas l’enjeu du jeu, les deux scènes finales induisent un déplacement théorique et politique, qui permet de le revisiter. Le maître du jeu (le patron) propose in fine d’en casser les règles, en présentant ce qui a tout l’air d’être une résolution gagnant / gagnant (en jargon hollywoodien : happy ending). Convaincu semble-t-il par le retournement partiel de situation provoqué par Sandra entre le vote du vendredi soir et celui du lundi matin, le patron lui propose de retrouver son emploi tout en permettant aux employés de toucher leur prime. Le beurre et l’argent du beurre ? Non, car la synthèse ne peut se faire qu’au prix d’un sacrifice collatéral. Les places sont limitées. Pour réintégrer Sandra et verser les primes, le patron exclura l’employé le plus précaire, évidemment tout désigné comme tel : noir, immigré, contrat temporaire qui ne sera pas renouvelé. Ce déplacement de l’enjeu théorique vers un nouveau dilemme inclus / exclus entraîne un ultime déplacement politique de Sandra, qui refuse son assignation à une place préférentielle. Elle ne joue plus le jeu. Car, l’ayant joué, elle nous apprend qu’elle en a finalement joué un tout autre.
Cet autre jeu dans le jeu, qui est l’objet manifeste de la mise en scène des Dardenne, on pourrait l’appeler les conséquences de la lutte pour sa cause, dans lesquelles se dessine l’enjeu d’une image subliminale du commun. Après sa décision finale, la prise de conscience de Sandra passe de l’implicite à l’explicite : « on s’est bien battu, hein ?! » dit-elle alors à son mari. Se battre « bien » (c’est-à-dire dignement) ne signifie pas aplatir Deux jour, une nuit sur une exaltation plus ou moins plaintive des supposés vertus pédagogiques de la lutte (des classes). Car le combat auquel on assiste n’est pas comparable à une ligne droite. C’est d’abord un combat de Sandra contre elle-même : contre ses renoncements et la résignation gagnante, contre son sentiment de culpabilité mais aussi à l’inverse les vertiges temporaires de petits moments euphoriques, contre, en dernière instance, la tentation de l’autodestruction. Au cours de ce weekend de portes-à-portes et de places en places, Sandra livre tout aussi bien un combat contre ses semblables. En les invitant à se mettre à sa place, elle finit par déclencher pour eux-mêmes et contre son gré de nombreux déplacements inattendus, provoquant violences, révélations et bifurcations diverses. Au final, dans ce combat contre soi-même et contre les autres, c’est bien une forme de commun qui se tisse. Par la consolation qu’apporte la joie de chanter un vieux Van Morrison en voiture avec ses proches, on entend la gloire non écrite des perdants de l’Histoire. La dignité des opprimés prend la forme paradoxale d’un gai renoncement à prendre sa place dans ce jeu de la distribution des positions dans lequel on ne reconnaît plus les enjeux. Sandra renonce sans regret car son refus de la place assignée a fait émerger pour elle une joie commune, la dignité d’un collectif possible. « Je ne l’oublierai jamais » dit-elle à celles et ceux qu’elle a convaincus à sa cause, ce lundi matin. Sous des dehors a priori convenu, ces mots inscrivent la mémoire du collectif dans l’individu, et la transmission au spectateur de cette mémoire par l’expérience du film. Si toutefois cette transmission se conclut par un sourire amer, c’est peut-être parce qu’en voyant jaillir ces quelques flammes fugaces brûlant le cadre imposé et esquissant timidement l’utopie d’un commun au-delà des règles du jeu, on trésaille à la nécessaire fragilité de la réanimation de la démocratie par les démocrates eux-mêmes.
Merci pour cette chronique et le parallèle avec la délibération des douze hommes en colère, ça fait surgir une autre expérience du film. En complément de ta lecture rancérienne du jeu des places et du déplacement qui intervient autour de lui, j’ajouterais qu’il s’agit bien plus d’une lutte des places qu’une lutte des classes, comme tu le suggères aussi. C’est-à-dire d’un nouveau contexte dans lequel les solidarités collectives dans le travail ont disparu (on ne parle à aucun moment de syndicat, ce qui est à relever) au profit d’un management personnalisé sur un marché de l’emploi raréfié dans lequel le travailleur a perdu toute force de négociation. Période historique, de changement de paradigme. L’individualisation des parcours fait surgir les problématiques psycho-sociologiques sur la souffrance psychique. Alors que les formes collectives disparaissent, que la lutte des places (Voir De Gaulejac & Léonetti, « La lutte des places. Insertion et désinsertion », 1994) cède le pas à la lutte des classes, que la spatialisation des problèmes sociaux apparait, et avec elle la problématique de l’exclusion qui relègue celle des antagonismes collectifs. On pourrait ainsi lire le film à la lumière des théories de la reconnaissance : voir Sandra s’effondrer au début du film en disant « je ne suis rien, je ne suis personne » dans ce sens, cloitrée chez elle suite à une période de dépression et au bord du licenciement. Avant que la lutte pour sa place lui procure une forme de reconnaissance qui n’est pas celle qu’on attendrait, par la place et le travail retrouvé. Dans ce marché concurrentiel prendre une place c’est prendre la place de quelqu’un d’autre, telle semble être la logique implacable à laquelle Sandra refuse de collaborer. Déplacement subtil du film effectivement : reconnaissance non dans le travail et l’identité sociale de la salariée retrouvée mais dans le processus lui-même qui l’amène à faire émerger un collectif. La nature de celui-ci étant indéterminée. Collectif éthique, collectif chrétien ? L’africain semble dire tout haut ce que les autres ont encore enfoui en eux comme vieux fond catholique, « c’est dieu qui me dicte d’aider mon prochain ». Mais la forme « parti » comme la forme « église » sont bien mal en point, quelque chose est à reconstruire. Collectif sensible qui émergerait dans ce processus et qui pourrait augurer de quelque chose d’autre ?
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